Léon Trotsky : Ouvrez les yeux ! L’Humanité et l’expulsion du camarade Trotsky (publié le 27 avril 1934) [Source Léon Trotsky, Œuvres 4, Avril 1934 – Décembre 1934. Institut Léon Trotsky, Paris 1979, pp. 31-35, voir des annotations là-bas] Ce qui saute aux yeux dans les articles de l'Humanité sur l’expulsion du camarade Trotsky, c’est par-dessus tout leur bêtise provocatrice. Mais on sait qu’en politique une appréciation de ce genre ne suffit absolument pas. Il est vrai que le niveau théorique et politique des dirigeants du parti communiste français est très bas, comme, de toute façon, celui de tout le Comintern. En 1921, déjà, Lénine écrivait à Zinoviev et Boukharine : « Si vous ne recherchez que la docilité, vous ne rassemblerez autour de vous que des imbéciles. » Lénine aimait et savait appeler les choses par leur nom. Depuis 1921, la sélection des gens « dociles » a remporté des succès monstrueux. La maladie mortelle du Comintern s’est nichée dans ses os, c’est-à-dire dans ses cadres, dans leur sélection, leur formation, leurs habitudes et leurs méthodes. Tout cela est indiscutable. Ce ne sont pourtant pas les caractères généraux des cadres staliniens qui nous intéressent ici, mais le contenu des idées politiques qu’ils formulent actuellement en rapport avec l’expulsion du camarade Trotsky. L’Humanité part du postulat qu’il existe entre le gouvernement, la police, tous les organes de la presse bourgeoise, la social-démocratie et Trotsky une division du travail fondée sur un accord : le gouvernement expulse Trotsky ; il se « laisse » expulser ; la presse bourgeoise lui fait la chasse, le Populaire, comme un avocat, défend le droit d’asile, tout en gardant soigneusement ses distances vis-à-vis de Trotsky, et tout cela est fait pour grandir aux yeux des ouvriers l’autorité des idées « contre-révolutionnaires » défendues par Trotsky et pour empêcher le parti stalinien de faire la révolution. Mais, pour grotesque que soit cette explication, elle nous conduit au cœur même du problème politique en France et en même temps à l’erreur politique centrale du stalinisme qui a déjà provoqué la mort de ses sections allemande et autrichienne. La féroce campagne à propos de Barbizon a été déclenchée, si l’on en croit l'Humanité, par la volonté de la bourgeoisie d’accroître le crédit des idées social-démocrates. En quoi consistent-elles donc ? Dans le sauvetage des formes démocratiques de la domination capitaliste dirigeante : sinon intégralement, au moins aux trois quarts ou à moitié. Si le parti socialiste « proteste » contre l’expulsion de Trotsky, c’est incontestablement parce qu’il tient à conserver sa réputation de démocrate. Il n’y a rien de mystérieux dans le comportement du Populaire. Mais le fond du problème n’est pas le Populaire, mais la bourgeoisie française : est-il vrai qu’elle a aujourd’hui intérêt à ranimer les idées et les illusions réformistes et démocratiques ? Il suffit de poser clairement cette question pour que tout l’édifice de l'Humanité tombe en poussière. Les chefs du parti stalinien n’ont rien compris à ce qui est arrivé en France et en Europe pendant la dernière période. Il y a deux ans, la bourgeoisie française a fait un gros effort — en fait, on peut penser que c’est le dernier — pour régénérer la démocratie, ses formes, ses rites et ses illusions. Cette tentative a trouvé son expression dans la victoire du Bloc des gauches. Du fait qu’au lendemain des élections de mai 1932 les radicaux étaient devenus le principal parti dirigeant de la bourgeoisie, la social-démocratie française de toutes nuances devenait le principal soutien politique du régime. Le visa d’entrée en France du camarade Trotsky a été l’un des sous-produits de cette constellation politique. Les socialistes avaient besoin d’orner leur soutien au régime bourgeois de « gestes symboliques ». Et les radicaux eux-mêmes, qui poursuivent en réalité une politique conservatrice et impérialiste, avaient besoin d’un camouflage démocratique. Tout révolutionnaire sérieux pouvait et devait utiliser cette situation, sans renoncer à ses principes, naturellement, et.ans semer aucune illusion quant au droit d’asile « sacré » et autres droits démocratiques. Mais la tentative faite au cours de ces derniers mois de restaurer la « démocratie » du Bloc des gauches a subi une défaite totale et honteuse. Les réformistes rejettent le blâme sur les radicaux. Les radicaux sur les réformistes. Toute cette discussion superficielle se situe dans le cadre de la politique parlementaire. En réalité, le Bloc a échoué parce que le capitalisme pourrissant ne peut plus accorder de réformes, et, par conséquent, il a été obligé de passer des méthodes « démocratiques » aux méthodes de répression bonapartistes (militaro-policières) ou fascistes (répression de masse, pogromes). L’expulsion de Trotsky n’est que l’un des sous-produits du tournant significatif de la vie politique française, tel qu’il s’est déroulé sous nos yeux. Il est incontestable que le parti de Léon Blum était le principal soutien politique des gouvernements Herriot, Chautemps et Daladier, et que seuls de pitoyables perroquets peuvent répéter la même phrase en l’appliquant au gouvernement Doumergue. Pour que ce gouvernement naisse, il fallait une guerre civile, laquelle, en dernière analyse, était dirigée — cela va sans dire — contre le prolétariat, mais qui s’était donné comme objectif immédiat de renverser le gouvernement radical. Le principal soutien politique du gouvernement Doumergue est constitué par les partis et leurs bandes armées qui, le 6 février, ont essayé de chasser le parlement capitaliste, et qui ont tué et blessé les agents de police et leurs chevaux sur le chemin du Palais-Bourbon. Tel est aujourd’hui le groupement des forces. Le fait que les staliniens eux-mêmes, par une aberration funeste mais pas fortuite, aient emboîté le pas aux fascistes a porté un coup mortel à leur réputation politique, mais ne se reflète pas le moins du monde dans les résultats de l’offensive contre-révolutionnaire. Le ministère Doumergue n’est qu’une combinaison transitoire qui mène à une domination bourgeoise débarrassée de la démocratie, du parlementarisme et du soutien socialiste. Le gouvernement actuel se tient au-dessus du parlement grâce à l’antagonisme croissant entre les deux camps, fasciste et prolétarien. La grande bourgeoisie a définitivement renoncé à l’idée de gouverner « démocratiquement », c’est-à-dire directement par l’intermédiaire des radicaux, indirectement par les socialistes. L’ensemble de la presse bourgeoise prépare la voie vers un bonapartisme plus franc. D’où la chasse acharnée au parlementarisme, aux francs-maçons, aux députés, aux syndicats de fonctionnaires et aux organisations ouvrières. La bourgeoisie essaie aujourd’hui non de régénérer et de soutenir les illusions démocratiques, mais au contraire de compromettre, de salir et de détruire les institutions démocratiques. Les fascistes et les royalistes n’agissent qu’en qualité d’aile extrémiste du front unique de la réaction. Le Matin, organe officieux du bloc bonapartiste-fasciste, dit tout à fait franchement que l’expulsion de Trotsky n’est qu’un commencement : ce sera bientôt le tour de Cachin et de Blum. Il n’y a rien de fantastique dans cette prophétie. Nous avons vu en Allemagne et en Autriche comment les choses se passent. Le Matin sait ce qu’il dit. Tardieu sait ce qu’il fait. De leur côté, les Bourbons staliniens n’ont rien appris ni rien oublié. A leurs yeux, le tournant politique du 6 février n’existe pas. Les social-démocrates demeurent, selon eux, comme dans le passé, le « principal » soutien de la bourgeoisie. Les articles sur l’expulsion de Trotsky dans l'Humanité, qui frappent tout le monde par leur bêtise, ne sont pas le produit d’une inspiration fortuite mais découlent logiquement de toute la politique du Comintern. La célèbre formule de Staline « Le fascisme et la social-démocratie ne sont pas des antipodes, mais des jumeaux » est définitivement devenue un bandeau sur les yeux du Comintern. L'Humanité est maintenant le meilleur auxiliaire de la bureaucratie réformiste et le principal obstacle sur la voie de la lutte contre le fascisme. Le Matin présente la réalité politique de façon infiniment plus sérieuse et plus juste que l'Humanité. L’expulsion de Trotsky de son asile de Barbizon ne constitue qu’une petite répétition de la façon dont les journalistes, les dirigeants ouvriers, les comités centraux et les commissions administratives et autres seront mis à la porte des locaux de leur parti et de leur syndicat. C’est précisément cette perspective qu’il faut développer devant les ouvriers français. Enlevez toutes les sortes de bandeaux, tant staliniens que réformistes ! Il est temps d’apprendre à regarder en face la dure réalité. Les déclamations à l’adresse du fascisme, les phrases « révolutionnaires », les protestations verbales ne règlent rien. Il faut une résistance de masse à l’offensive des bandes pogromistes sur lesquelles s’appuie la réaction bonapartiste. Aujourd’hui même, il faut apprendre à tous les ouvriers à exiger de leurs chefs » une réponse à la question : Que faire ? Quiconque ne répond pas directement et immédiatement doit être rejeté. Le Iront uni prolétarien doit être construit dans la perspective de grandes batailles. Les événements en France nous montrent une lois de plus que la perspective révolutionnaire juste n’est donnée que par la Ligue communiste internationaliste qui construit la IVe Internationale. |
Léon Trotsky > 1934 >