Léon Trotsky : Lettre à Yvan Craipeau (12 juillet 1934) [Source Léon Trotsky, Œuvres 4, Avril 1934 – Décembre 1934. Institut Léon Trotsky, Paris 1979, pp. 138-141, titre : « Défense de la politique entriste », voir des annotations là-bas] Cher Camarade Craipeau, Après la dernière lettre que je vous ai adressée, j'expose mon point de vue dans une lettre adressée à la direction, mais je ressens le besoin de compléter ce que je vous ai écrit. Il s’agit en premier lieu de la J.S. La perspective tracée par vous est très alléchante, mais j’ai peur qu’elle ne soit jusqu’à un certain degré trop optimiste et que l’erreur d’appréciation ne soit de la même nature que celle qui vous empêche de reconnaître la nécessité d’un tournant courageux. Vous dites : « Nous sommes 150, les J.S. de Paris 950. Ils sont en lutte contre leur direction. Il n’y a que nous pour leur donner une nouvelle direction. Nous serons 1 000 bolcheviks-léninistes. » En êtes-vous sûr ? Les jeunes gravitent vers nos idées. Une fraction est, je le suppose, décidée à nous suivre jusqu’au bout. Mais la majorité, placée devant la nécessité de choisir définitivement et irrévocablement entre nous et la S.F.I.O., choisira contre nous pour ne pas se séparer de la masse ouvrière. Et, à ce moment-là, vous perdrez tout accès vers les jeunes socialistes. N’oubliez pas la puissance de l’appareil. Il suit de près ce qui se passe parmi les jeunes et il possède entre ses mains un instrument d’une puissance imposante, le front unique avec les staliniens. Paul Faure dira, s’il n’a pas déjà dit, aux jeunes : « Vous devez choisir entre le petit groupe des léninistes qui ne fait que proclamer l’idée du front unique et le vrai front unique représenté par la S.F.I.O. et le P.C. » Il y a déjà des symptômes que les jeunes socialistes font leur choix en faveur de ce qui leur paraît être le front unique réalisé (S.F.I.O. + P.C.). Rappeliez-vous bien l’expérience avec les pupistes. C’était une petite répétition de ce qui doit se répéter avec les socialistes. On était aussi presque à la veille de la fusion. Puis il y a eu la pression de l’appareil qui a opposé l’unité prolétarienne (S.F.I.O. + P.C. + P.U.P.) à la petite secte des léninistes, et, en résultat, toute votre perspective s’est écroulée. C’est juste que la J.P.U. s’est écroulée aussi, mais la J.S. telle qu’elle est aujourd’hui du point de vue idéologique peut bien aussi s’écrouler au contact avec les staliniens sans aucun bénéfice pour la révolution. En tout cas, vous aurez peut-être une cinquantaine de ce millier, et encore. C’est précisément cette cinquantaine prête à nous suivre, qui est encline à s’opposer à l’entrée dans le P.S. Mais les 900 seraient bien heureux si vous ne les forciez pas dès aujourd’hui à faire le choix entre les idées justes qu’ils ne comprennent pas suffisamment et le « front unique » qui se base sur les masses. Si vous entrez dans les J.S., vous créez la possibilité non seulement de gagner le millier de Paris, mais de répandre votre influence dans toute la France. Sans cela, la bureaucratie provoquera un avortement. Naturellement les 50 (je prends ce nombre à titre d’hypothèse) qui nous sont fidèles sont un élément bien précieux pour nous, mais puisqu’ils ont déjà compris le fond de nos idées, ils seront bien capables de comprendre aussi la nécessité d’une large action enveloppante en faveur de ces mêmes idées, tandis que les autres, les 900, sont encore à gagner. Que signifie l’aversion presque générale à la proposition des camarades de Bes. ? Que la haine contre le réformisme, le social-patriotisme et la IIe Internationale est bien enracinée dans nos rangs, malgré le dégoût que nous inspire — et avec quelle raison — la politique des staliniens. Mais sans cette animosité irréductible contre les réformistes, la proposition de Bes. ne serait pas du tout possible, parce qu’il s’agit d’une manœuvre (dans le bon et non dans le mauvais sens du mot) tout à fait unique, dictée par des circonstances exceptionnelles, et qui comprend beaucoup de risques pour l’organisation qui l’entreprend. Mais l’animosité passive contre le réformisme ne suffit pas. Il faut savoir lui porter un coup et les circonstances ne permettent de porter ce coup que de l’intérieur, en sauvant en même temps le gros du parti de la décomposition et en le gagnant pour la révolution. La marche des événements — n’oubliez pas cela, je vous en supplie — ne nous laisse que très peu de temps, peut-être seulement encore quelques mois. La situation ne peut être sauvée que par un redressement brusque et vigoureux de l’avant-garde prolétarienne. Si cette perspective se réalise, nous serons portés bien haut par la radicalisation des ouvriers socialistes, et nous moissonnerons en quelques mois le fruit du travail des années passées. Si au contraire le prolétariat français est voué à la catastrophe (ce que je ne veux pas croire), la décomposition totale des deux grands partis est inévitable, mais le noyau le plus courageux de la S.F.I.O. restera avec nous dans l’illégalité si nous entrons dans ses rangs aujourd’hui. Il faut savoir discerner les tâches immédiates, non du point de vue de quelques formules toutes faites ou de sentiments traditionnels et au fond justifiés, mais du point de vue de toute la situation, qui est sans précédent, et qui nous impose des résolutions adéquates. Voici mes conclusions : nous avons lancé le programme d’action. C’est le résumé d’une longue période propagandiste. Il faut maintenant savoir faire le bilan des résultats de cette action importante ; mais pas un bilan vague, pour ne pas dire fictif, comme on en a assez fait, mais un bilan sérieux et consciencieux, exprimé par des chiffres et des faits. Un mois, à partir du moment du lancement, doit largement suffire pour cela. Pendant ce même temps, c’est-à-dire les deux à trois semaines qui restent, vous devez apprécier plus objectivement vos relations avec les J.S. et leur dialectique, et, de ces deux expériences, il vous faudra tirer la conclusion nécessaire. Surtout ne perdez pas de temps. Il n’en reste pas beaucoup. P.-S. : A ces conclusions, je voudrais encore ajouter quelques réflexions : sur le mot d’ordre d’un nouveau parti, d’une part, et de l’unité organique (fusion S.F.I.O. et P.C.) de l’autre. Pour nous faire comprendre par la masse, nous devrions poser la question de la manière suivante : « Nous ne sommes pas, nous non plus, des adversaires de l’unité organique, mais à condition qu’elle soit précédée par une clarification des deux côtés. Les bolcheviks avaient pour des situations analogues une formule consacrée : d’abord la délimitation, ensuite l’unification. » Dans ce cadre, notre entrée dans la S.F.I.O. aurait pour but d’accélérer la délimitation préalable pour préparer l’unification de l’avant-garde prolétarienne. Je vous prie de communiquer cette lettre aux camarades de la direction qui exprimeraient l’intention de la connaître. |
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