Léon
Trotsky : En avant, Saint-Denis !
Arguments
et ripostes
(juin
1934)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 4, Avril
1934 – Décembre 1934.
Institut Léon Trotsky, Paris 1979, pp. 43-47, voir des
annotations
là-bas]
«
L’unité du parti »
Cachin
et Thorez accusent Doriot de briser le front unique à l’intérieur
du parti. De même, Blum et Paul Faure ont exigé de l’aile gauche
de leur parti qu’elle place l’unité du parti au-dessus du front
unique du prolétariat. L’analogie est frappante. Les deux
bureaucraties se défendent contre les nécessités historiques qui
les menacent. En se défendant, Paul Faure et Thorez jonglent avec
l’idée de front unique comme les clowns de cirque qui se renvoient
l’un à l’autre des balles sur le nez.
Parler
de « front unique » à l’intérieur du parti est absurde. Le
parti n’est pas une coalition passagère de groupes divergents, et
le front unique ne peut avoir d’autre sens que celui d’une
entente entre organisations distinctes et même divergentes, en vue
d’un objectif précis commun. Si des nécessités impérieuses
amènent une division à l’intérieur du parti, et si cette
division devient de plus en plus profonde et irréconciliable, il ne
sert à rien d’appeler au front unique à l’intérieur du parti :
il faut examiner à la loupe la politique du parti elle-même, son
contenu concret. S’il
s’avère que la stratégie du parti est en opposition avec les
nécessités historiques de la classe, la scission devient non
seulement un droit, mais un devoir.
Liebknecht s’est dressé seul contre un parti puissant, sans se
préoccuper du front unique à l’intérieur du parti, et c’est
lui qui avait raison.
Comment
ne pas atteindre un objectif
La
fausseté de la politique des staliniens français a maintenant
trouvé une expression et une démonstration presque mathématiques.
Regardons-y de plus près. L’objectif suprême des staliniens est
de saper la social-démocratie. Celle-ci se trouve dans une impasse
historique. Elle est divisée et se déchire sous la pression des
événements et de ses contradictions internes. Une fraction s’est
dessinée en faveur du rapprochement avec Moscou.
Mais
la direction stalinienne a réussi à provoquer la scission dans le
parti dit communiste et à repousser l’aile gauche du parti
socialiste vers Blum et Paul Faure ! C’est le parti socialiste,
qui pendant des années a eu terriblement peur — et à juste titre
— du front unique, qui maintenant s’empare de ce mot d’ordre et
arrive à l’utiliser comme un coin pour disloquer le parti
stalinien ! C’est au nom du front unique que le groupe Doriot rompt
avec le parti, et c’est l’expérience de Doriot qui pousse les
éléments de gauche de la S.F.I.O. à hésiter sur leur proposition
d’aller
à Moscou : à
leurs yeux, ce voyage ne peut au fond pas servir à grand-chose !
C’est
ainsi, en plaçant au-dessus de la réalité historique de la lutte
des classes la lutte, plutôt imaginaire malgré son intransigeance,
contre les « social-fascistes », que le parti stalinien arrive à
un résultat absolument contraire au but qu’il s’était fixé.
Politique
sectaire ?
Cette
politique du parti dit communiste est souvent qualifiée, même par
nos amis, de sectaire.
Le mot est faux. Le sectarisme présuppose un groupe étroit et
homogène, lié intérieurement par une conviction profonde et
inébranlable, en dépit des contradictions entre cette conviction et
le développement historique.
La
bureaucratie stalinienne en France n’a pas de conviction. Elle
n’est pas encline à défendre ses idées, ni capable de le faire
contre n’importe qui et n’importe quoi. Au contraire, elle est à
tout moment prête à s’incliner devant l’ordre reçu de Moscou,
où la politique est dictée par les préoccupations de la puissante
bureaucratie nationale. Ce
n’est pas du sectarisme, c’est du bureaucratisme sans foi ni loi.
Nécessité
d'un parti
Saint-Denis
ne s’incline pas devant la bureaucratie criminelle. Ce n’est pas
nous qui pourrions désapprouver une telle attitude. Mais quel sens
cette nouvelle scission va-t-elle prendre aux yeux des masses qui
sont influencées par Saint-Denis ? On ne peut pas marcher avec les
staliniens, leur parti est incapable de diriger
la classe ouvrière. Si on s’en tient là, on soutient,
indirectement au moins, l’autorité du parti socialiste. Mais si
l’on déclare que celui-ci a fait faillite, l’ouvrier en conclura
qu’on peut se passer d’un parti, ce qui reviendrait à
ressusciter les plus stériles des préjugés syndicalistes.
Le
monde de la politique, comme la nature, a horreur du vide. Il a
besoin de continuité dans la pensée et l’action politiques. Si on
mène jusqu’à la rupture le combat contre les staliniens, sans
affaiblir sa volonté de combattre les réformistes et les
centristes, on
ne peut éviter cette conclusion : la
création d’un nouveau parti révolutionnaire est mise de façon
urgente à l’ordre du jour.
«
Tout, mais pas ça ! », s’écrient des esprits éperdus. « Nous
autres, réalistes, nous ne sommes pas des faiseurs de partis et
d’internationales. Seules la marche des événements, la poussée
des masses, leurs expériences à elles, peuvent aboutir à un
nouveau parti ! »
Quelle
sagesse ! Quelle profondeur ! Mais que signifie cette « marche des
événements »? En sommes-nous exclus ? Comment se fait l’expérience
des masses ? N’y sommes-nous pour rien ? Sommes-nous incapables de
nous insérer dans la marche des événements et de féconder
l’expérience des masses ?
Le
sage tacticien nous objecte : « La masse ne veut pas un nouveau
parti : elle veut l’unité, et c’est là-dessus qu’il faut
bâtir ». C’est l’idée du front unique, de l’alliance
ouvrière, embryon des soviets, qui correspond à cette volonté
d’unité des masses. Mais si on s’en tient là, on ne fait
qu’aggraver la confusion. Il ne suffit pas de vouloir l’unité,
il faut savoir la réaliser. Seul
le parti peut indiquer aux masses la voie juste.
C’est précisément parce que la masse dans son ensemble n’a que
des idées vagues, sommaires et confuses, que la sélection de
l’avant-garde est nécessaire. Pour un marxiste, la formule
politique exprime non # pas la mentalité des masses aujourd’hui,
mais la dynamique de cette mentalité, la façon dont elle est
déterminée et doit l’être par la lutte des classes.
C’est
précisément de l’expérience des masses que nous en sommes venus
à l’inébranlable conclusion que les deux Internationales ont bien
fait faillite. Sommes-nous des augures qui gardent leur conviction à
usage occulte ? Non, nous sommes des révolutionnaires, tenus
d’expliquer à la masse sa propre expérience. C’est là le
commencement du réalisme marxiste.
La
« marche des événements » peut faciliter ou retarder le
développement du nouveau parti. Mais la situation la plus favorable
passera sans avoir été utilisée si les éléments d’avant-garde
ne font pas leur devoir vis-à-vis des masses, même dans la
situation la plus défavorable.
L’allusion
à la marche des événements est une abstraction tout à fait
creuse. On pourrait avec autant de sagesse apparente dire que ce
n’est pas « le moment » de rompre avec Thorez. Il faut que la
marche des événements impose pareille rupture. On peut aller plus
loin et dire que ce n’est pas « le moment » pour la doctrine
marxiste, pour le programme communiste. Seule l’expérience des
masses peut les mener à leur libération.
Mais
opposer le marxisme ou le programme communiste à l’expérience des
masses signifie fouler aux pieds toute l’expérience historique de
la classe ouvrière au nom de « l’expérience » de tel ou tel
groupe bureaucratique.
La
doctrine marxiste et le programme communiste ne peuvent' ni planer
comme le Saint-Esprit au-dessus du chaos, ni se nicher dans le
cerveau de quelques augures. Ils doivent avoir leur corps,
c’est-à-dire l’organisation de l’avant-garde ouvrière. Son
développement peut dépendre de maints facteurs et circonstances
historiques, que nous sommes loin de maîtriser. Mais, quand nous
proclamons la faillite des deux Internationales, nous faisons, par là
même, appel aux ouvriers les plus conscients, les plus décidés,
les plus dévoués, en les invitant à se rassembler autour du
nouveau parti et de la nouvelle Internationale.