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Léon Trotsky 19340806 Bilan de la discussion

Léon Trotsky : Bilan de la discussion

(6 août 1934)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 4, Avril 1934 – Décembre 1934. Institut Léon Trotsky, Paris 1979, pp. 172-180, voir des annotations là-bas]

Notre groupe m’a chargé de formuler certaines conclusions générales auxquelles nous sommes arrivés sur la base des informations du Bulletin intérieur de la Ligue et d’autres documents.

1 — Les divergences sont-elles de principe ou d’ordre purement pratique ? Sous cette forme générale, la question est mal posée. Les divergences ont surgi sur une question tactique très importante, mais elles ont chez différents camarades des racines différentes découlant des prémisses principielles différentes. Ainsi, par exemple, nous estimons que les divergences avec le camarade Georges (pour autant qu’il y ait des divergences) ont un caractère purement pratique, et doivent être vérifiées dans le processus d’application de la politique commune. Les divergences avec le camarade P(ierre) N(aville) sont des divergences de principes.

2 — Le camarade Georges a indiscutablement donné le meilleur document sur la question. Les neuf dixièmes de sa lettre consistent en des faits qui éclairent la situation réelle, et non en formules générales que l’on pourrait avec un égal succès appliquer à Paris aussi bien qu’à Honolulu. Cependant, nous pensons que dans la lettre du camarade Georges il y a une grave erreur dans l’appréciation de la dynamique et du rythme du développement. G., sur la base d’une très intéressante analyse du Conseil national de la S.F.I.O., démontre que la majorité du parti socialiste est encore réformiste, qu’on ne peut trouver de sérieuse poussée à gauche qu’à Paris et dans la Jeunesse socialiste, et que, pour cette raison, il serait prématuré d’entrer dans la S.F.I.O. En réponse à ces affirmations, nous voudrions répondre brièvement :

a) Paris et les Jeunes socialistes en sont aujourd’hui à l’étape que la province franchira demain. Nous n’avons pas besoin de nous réorienter d’après la situation en province.

b) Paris et les Jeunes socialistes sont pour la Ligue des domaines décisifs.

c) L’appareil du parti, en province comme à Paris, est l’ancien appareil, c’est-à-dire qu’il est réformiste. Mais cet appareil a été obligé de rompre avec Renaudel et d’accepter le front unique avec Moscou. C’est précisément le caractère opportuniste de l’appareil de la S.F.I.O. qui témoigne le mieux de la force de la pression d’en bas, c’est-à-dire de la dynamique du processus. Le camarade Georges a raison quand il dit qu’entrer six jours trop tôt serait nuire à notre entreprise. Il faut seulement ajouter qu’entrer six jours trop tard signifierait la ruine de fond en comble.

3 — Comment déterminerons-nous le bon moment pour l’entrée et ses formes les plus raisonnables ? Par une reconnaissance politique, en cherchant à nouer des liens avec les socialistes, en discutant avec eux des questions politiques, etc.

Une année s’est écoulée depuis que nous avons pris le tournant pour un nouveau parti. L’une des principales tâches fixées à la Ligue était le travail à l’intérieur de la S.F.I.O. Qu’a-t-on fait à Paris pendant cette année ? Rien. Les camarades chargés de ce travail n’ont mis sur pied aucune liaison, n’ont pas fait de préparatifs. Au contraire, ils ont résisté à la création d’une fraction dans la S.F.I.O. Ce fait est d’une importance capitale pour comprendre les difficultés actuelles, y compris celles de la discussion même. Ces mêmes camarades qui, durant l’année écoulée, ont en fait boycotté le travail à l’intérieur de la S.F.I.O., sont actuellement opposés à notre entrée dans cette dernière. Dans l’un et l’autre cas, ils répètent les mêmes phrases générales sur l’« indépendance ». Pour eux, il semble au fond que le plus important soit d’être indépendants de la classe ouvrière, des masses, des changements de la situation, de la réalité tout entière. Ces camarades remplacent le travail politique dans les masses par un monologue. Leur politique suit une ligne de moindre résistance, la politique de l’autosatisfaction, couverte par les formules d’une intransigeance fictive.

Il faut exiger que ces camarades rendent compte du travail qui leur a été confié dans la S.F.I.O. et de ses résultats. La Ligue, et ces camarades mêmes ont besoin d’un tel compte rendu et pas de mots d’ordre généraux ! Ce compte rendu montrera que ces camarades ont peur des masses, peur des difficultés liées au travail dans les masses, qu’ils cherchent à préserver leur « pureté » par une sorte d’auto-isolement. C’est pourquoi ils demeurent semblables à eux-mêmes à travers tous les changements de la situation politique. La psychologie de l’attente passive qui existait avant la proposition d’entrée dans la S.F.I.O. a constitué un frein énorme pour le développement de la Ligue, surtout au cours de l’année écoulée. Elle est aujourd’hui en contradiction criante avec l’ensemble de la situation dans ce pays et dans la classe ouvrière.

4 — Les seules divergences qui soient sérieuses, importantes et fructueuses, sont celles qui surgissent sous la pression des grands événements et des changements dans l’état d’esprit des masses. Les mêmes traits de propagandisme abstrait qui ont été dans une certaine mesure inévitables au cours de la première période de développement de la Ligue (avant la catastrophe allemande), et qui ont de plus en plus nui au travail au cours de ces dernières années, ont maintenant pris définitivement un caractère réactionnaire et, dans l’actuel tourbillon des événements, elles menacent de conduire la Ligue à la catastrophe. C’est précisément maintenant qu’il faut combattre impitoyablement le propagandisme abstrait, passif, la politique attentiste. Sur cette ligne, les divergences sont certainement des divergences de principe, bien que les représentants eux-mêmes de la tendance conservatrice n’aient pas encore tiré de leur position les conclusions idéologiques nécessaires.

5 — Les camarades P(ierre) N(aville), Bauer et certains de ceux qui pensent comme eux, se couvrent du manteau de l’« intransigeance idéologique ». Cependant, en réalité, dans la politique vivante, les choses se sont passées et se passent tout autrement. Prenons l’attitude de La Vérité au lendemain du 6 février. Pendant toute cette période, elle s’est adaptée politiquement à la S.F.I.O. Dans sa lettre, P(ierre) N(aville) dit : « Plusieurs documents envoyés au C.C. indiquent que, pendant les six derniers mois, nous avons suivi une ligne semi-socialiste… Mais voici la conclusion : puisque vous vous êtes si bien “ adaptés ” à la S.F.I.O. pourquoi ne pas y entrer ? »

Remarquable logique !

Cette déclaration est le nœud de la lettre de P(ierre) N(aville). Elle éclaire d’une vive lumière le progrès réel des divergences et en même temps révèle la façon non dialectique, abstraite, journalistique, de penser du camarade P(ierre) N(aville).

Oui, nous avons, dans toute une série de lettres et d’entretiens, accusé le camarade P(ierre) N(aville) et d’autres d’obscurcir, d’atténuer, d’estomper nos divergences avec la S.F.I.O., de ne pas poser ouvertement les questions fondamentales de la lutte révolutionnaire, de prendre le risque de transformer la Ligue en appendice de gauche de la S.F.I.O. Nous maintenons intégralement cette critique, aujourd’hui encore. Les sectaires qui cherchent toujours à se préserver eux-mêmes par une indépendance formelle ont toujours tendance à capituler devant la réalité dès qu’elle leur marche sur les pieds. L’adaptation de la Ligue à la S.F.I.O. a trouvé son expression symbolique dans les événements récents : en réponse à la proposition d’entrer dans la S.F.I.O., le bureau politique a décidé… d’obtenir la parole pour un représentant de la Ligue au Conseil national de la S.F.I.O. Ici s’est une fois de plus manifestée l’inclination à des négociations purement diplomatiques avec les sommets de la S.F.I.O. sans aucune tentative sérieuse pour pénétrer à la base de cette organisation (nous ne parlons pas des jeunes socialistes, car chez eux, un réel travail a été effectué). Il faut bien réfléchir à ce en quoi a consisté l’intransigeance du camarade P(ierre) N(aville) et des autres au cours des six derniers mois :

a) en une extrême atténuation de la critique de la S.F.I.O.

b) des manœuvres diplomatiques avec les bureaucrates de la S.F.I.O.

c) le refus de créer une fraction à l’intérieur de la S.F.I.O. (ne serait-ce pas pour ne pas gâcher les rapports avec les bureaucrates ?).

Tel est le tableau réel des rapports des intransigeants avec la S.F.I.O. au cours des six derniers mois si riches d’événements. Aucune phrase générale, aucun geste ne peuvent changer la signification politique de ce tableau qui montre le vide d’une intransigeance fractionnelle, pire encore, littéraire. Jusqu’à ce que le camarade P(ierre) N(aville) et les autres arrivent à comprendre leur propre histoire au cours des six derniers mois, ils ne feront pas un seul pas en avant dans leur développement.

6 — Quand nous avons analysé la politique pourrie du comité anglo-russe, les staliniens disaient : « Vous êtes contre le travail dans les syndicats ! » Nous répondions : « Nous sommes contre les manœuvres aventureuses avec les dirigeants, mais pour un travail à la base ! » Là, il est vrai, il s’agissait des syndicats. Mais nous pouvons donner un exemple analogue concernant les partis. Nous avons stigmatisé Walcher pour sa complicité dans l’affaire politique avec Tranmael. En même temps, nous disons : « Si un groupe révolutionnaire peut entrer dans le D.N.A. pour y faire un travail révolutionnaire dans les masses, c’est son devoir de le faire et nous le soutiendrons. »

Nous avons critiqué l’adaptation passive à la politique officielle de la S.F.I.O., et, en même temps, nous avons réclamé une participation active à sa vie intérieure, la construction d’une fraction à l’intérieur. Sur le plan des principes, cela ne diffère en rien de l’entrée dans la S.F.I.O. Le camarade P(ierre) N(aville) voit là une contradiction. N’est-ce pas absurde ? Sous l’influence de la position erronée qu’il a prise, les perspectives et la rétrospective lui apparaissent déformées, comme c’est toujours le cas dans des circonstances semblables.

7 — Il serait bien entendu injuste d’attribuer la « mollesse » et la diplomatie de la ligne de La Vérité aux cours des six derniers mois à une erreur de quelques camarades. La vérité dans cette affaire est que la Ligue s’est trouvée tout d’un coup soumise à la pression énorme des événements. Les mêmes causes qui ont contraint la bureaucratie de la S.F.I.O. et les staliniens à accepter le mot d’ordre du front unique ont inspiré aux dirigeants de la Ligue, consciemment ou non, la crainte de se trouver rejetés à l’extérieur des choses, et, comme il existait la possibilité de prendre la parole et de vendre des publications à travers la S.F.I.O., a pris naissance leur espoir de ménager cette dernière, de s’adapter ainsi à la nouvelle situation. La place de la Ligue dans le mouvement ouvrier a été beaucoup plus nettement et beaucoup plus sérieusement déterminée par cette politique de La Vérité que par toutes les phrases sur la prétendue « intransigeance ». Le malheur est que la direction a subi inconsciemment la pression des événements et ne s’est adaptée qu’à tâtons à la nouvelle situation. Cette expérience a démontré de façon claire et nette le caractère fictif de l’indépendance d’organisation et de l’intransigeance verbale face aux grands événements historiques, au moment où les masses se mettent en mouvement.

8 — Quand nous avons critiqué le camarade P(ierre) N(aville) et d’autres pour leur adaptation à la S.F.I.O., nous n’avons pas du tout considéré que nous nous trouvions devant des divergences irréconciliables nous menaçant d’une scission. Et nous ne le pensons toujours pas. Mais la situation devient incomparablement plus dangereuse dans la mesure où le camarade P(ierre) N(aville), de plus en plus convaincu de la faillite totale de l’adaptation du dehors, cherche à tout prix à empêcher le travail révolutionnaire du dedans. Le déroulement des événements ne nous accorde plus aucun délai, à aucun d’entre nous, et particulièrement au camarade P(ierre) N(aville). Nous devons courageusement et résolument juger ce qu’a été notre ligne antérieure et nous mettre à avancer sur la nouvelle voie.

9 — Il est vrai que maintenant le camarade P(ierre) N(aville) et les autres nous offrent généreusement de créer nous-mêmes une fraction à l’intérieur de la S.F.I.O., tandis qu’eux-mêmes préserveraient leur propre « indépendance ». Cela signifie tout laisser dans l’état antérieur. Cela signifie continuer de nager sur le sable au lieu de se jeter à l’eau. Il n’y a qu’un moyen de conserver au mouvement révolutionnaire les « intransigeants » : les obliger à entrer dans l’eau jusqu’au cou.

10 — N’y a-t-il pas cependant un danger à ce que les camarades, qui s’étaient adaptés de l’extérieur à la politique de la S.F.I.O., perdent totalement leur identité politique et se dissolvent intégralement en y entrant ? La question ne peut être posée sous cette forme générale. Il se produira inévitablement une certaine différenciation : un certain nombre de camarades peuvent abandonner nos idées. L’expérience de tous les pays atteste que ceux qui sont le plus enclins à perdre leur identité dans le milieu opportuniste sont les ultimatistes d’hier. Mais il serait absolument faux d’étendre une telle crainte à l’ensemble de la Ligue, ou même à tous nos adversaires actuels au sein de la Ligue.

A notre avis, la possibilité même de poser la question de notre entrée dans la S.F.I.O. découle de ce que, avec la Ligue, nous disposons de cadres sérieux. Si nous retardons trop le moment de mettre le ferment en contact avec la pâte, il va aigrir et sera perdu. C’est le danger qui guette la Ligue. Voyez les bordiguistes avec leur fameux Bilan qu’on devrait bien appeler Bilan-zéro.

11 — Certains camarades ont tendance à déplacer le centre de gravité vers la question de la « déclaration ». Quelques-uns pensent à une déclaration qui rendrait impossible l’entrée dans la S.F.I.O. D’autres tendent à voir dans la déclaration un talisman qui les protégerait de tous les dangers. En réalité, le rôle de cette déclaration est fort modeste. Elle doit montrer :

a) que nous n’abandonnons pas nos idées,

b) que nous sommes prêts à apprendre à travers une expérience en commun,

c) que nous lutterons pour nos idées sur la base de la démocratie dans le parti,

d) que nous observerons la discipline.

La déclaration doit être rédigée de façon à gagner la confiance des ouvriers socialistes et à rendre difficile à la bureaucratie de la S.F.I.O. la décision de ne pas admettre la Ligue.

12 — En dehors du capital que constituent nos idées, le seul moyen de préserver les bolcheviks-léninistes de la dissolution après leur entrée dans la S.F.I.O. réside dans une grande cohésion, la constitution d’une fraction, l’adaptation aux nouvelles conditions de travail et le contrôle international. Nous devons diriger tous nos efforts dans ce sens.

13 — Le contrôle international doit être compris au sens le plus large du mot, sans être limité au seul secrétariat international. L’échange des publications, l’information réciproque, la discussion internationale ne doivent pas être diminués, mais développés et renforcés. Il est vrai que le camarade P(ierre) N(aville) présente les choses comme si l’organisation internationale avait empêché (!) la Ligue de travailler, en particulier pendant l’élaboration du programme d’action. Le camarade P(ierre) N(aville) n’apporte pas et ne peut pas apporter l’ombre d’une preuve à l’appui de cette assertion. Nous proposons au camarade P(ierre) N(aville) de publier, si besoin est, dans le seul Bulletin international, toute la correspondance consacrée au programme d’action ainsi qu’à la politique générale de la Ligue au cours des six derniers mois. Un travail de ce genre, fait de bonne foi, révélerait l’énorme importance de notre organisation internationale en tant que telle, et réfuterait, soit dit en passant, les allégations erronées et de parti pris du camarade P(ierre) N(aville).

14 — L’absence d’une réelle position de principe de la part des camarades Bauer et P(ierre) N(aville) se manifeste le plus clairement dans la question de l’I.L.P. Bauer a été partisan depuis le début de l’entrée de la section britannique dans l’I.L.P. P(ierre) N(aville) était contre au départ, mais, à la suite de son voyage en Angleterre, ayant pris de première main connaissance de la situation réelle, il a reconnu le caractère erroné de sa position primitive. Établir une différence de principe entre l’I.L.P. et la S.F.I.O., surtout l’organisation parisienne de cette dernière et les jeunes socialistes, est tout simplement ridicule. Ni P(ierre) N(aville) ni Bauer n’ont fait la moindre tentative pour expliquer la différence de leur position de principe vis-à-vis de l’Angleterre et de la France.

Pourtant l’expérience de la section britannique, sur une échelle réduite, est hautement instructive. La « majorité », maintenant son « autonomie d’organisation », se trouve actuellement dans un état de lutte intérieure permanent et de division. Certains dirigeants ont même abandonné l’organisation. Par ailleurs, la « minorité » qui est entrée dans l’I.L.P. a maintenu sa cohésion interne et ses liens avec les bolcheviks-léninistes internationaux, a fait un large emploi des publications de la Ligue américaine, et a remporté un certain nombre de succès au sein de l’I.L.P.. Il faut apprendre de cet exemple.

15 — Certains camarades nous menacent d’une scission au cas où la nouvelle ligne serait adoptée. Cela montre la légèreté avec laquelle ils considèrent tout ce qui nous unit, les idées et la tactique que nous avons en commun, élaborées au cours de onze années d’un considérable travail collectif à l’échelle internationale. Nous devons bien entendu tout faire pour éviter une scission, et même le départ d’un seul groupe. Chaque camarade nous est cher, car il peut et doit devenir un officier de l’armée prolétarienne. Mais il serait ridicule et indigne de nous d’avoir peur des menaces de départ. Nous avons vu plus d’une fois des départs de cette espèce, et nous savons comment et à quoi ils ont abouti. Aussi chers que nous soient nos camarades, le développement de l’organisation nous est plus cher encore. Il n’y a pas à hésiter !

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